9
Un pincement violent lui saisit la tête. Un autre suivit, aussi douloureux que le premier. Aleytys s’agita, vaguement consciente d’une perturbation dans son corps, envahie d’un pressentiment qui obscurcit la journée chaude et ensoleillée. Elle se tint la tête, souffrant d’une migraine pire que celle qu’elle avait connue quand elle s’était enivrée avec du vin de hullu appartenant à Azdar, lors d’une des fêtes des moissons, avant sa puberté. Elle avala une longue goulée d’air et le regretta immédiatement. Au bout d’un instant, elle ouvrit les yeux.
Stavver ronflait à côté de son oreille, le visage amolli par un sommeil de drogué. Il était entouré de quelque chose d’âcre qui lui donna de nouveau la nausée. Elle tira sur son batik froissé, frotta la marque que la broche avait laissée là où elle s’était appuyée dessus et chassa les mouches qui rôdaient sur son estomac… des mouches… trop de mouches… et cette odeur…
Elle se leva, tenta d’ignorer son vertige et regarda le plancher.
– Ay mi sa Madar !
Elle tomba à genoux à côté de la couchette.
Sharl n’était plus là. Oh, Madar, aide-moi ! Sharl… Elle chassa les mouches du corps d’Olelo et palpa la fourrure raide de sang coagulé jailli de sa gorge tranchée… Oh… Sharl… Maissa !
Elle bondit sur ses pieds, se raccrocha à la couchette pour retrouver l’équilibre, puis passa la tête par le rideau de derrière. Le jour éclatant provoqua un choc. Elle s’appuya contre un montant et accommoda ses yeux à la lumière, puis regarda de nouveau. L’autre caravane avait disparu.
Elle entra dans la caravane en se tenant au mur. Elle amena le fleuve noir asperger tout son corps jusqu’à ce qu’elle parvienne à réfléchir de manière cohérente. Elle rouvrit alors les yeux.
– Miks…
Elle le secoua en enfonçant les doigts dans ses épaules musclées. Il marmonna vaguement. Elle lui secoua la tête en la tenant par les cheveux.
– Stavver, réveille-toi… Il est mort, mourant ?
La lumière ambre brilla autour d’elle, irritée cette fois-ci contre sa stupidité. Grâce à ses pouvoirs de guérisseuse, elle chassa la drogue du corps et de l’esprit de Stavver, puis le réveilla en remerciant rapidement le diadème pour cette secousse opportune.
Stavver s’assit et cligna les yeux sous la lumière.
– Il est tard. Où est-il ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à l’autre couchette.
– Je ne sais pas, répondit Aleytys avec impatience. Regarde ceci.
– Le porte-parole… Maissa !
Il quittait la couchette, mais elle le retint.
– Elle est partie.
– J’aurais dû m’y attendre. Si on ne se trouve pas au vaisseau, elle nous abandonnera. (Il laissa tomber son bras sur les épaules d’Aleytys.) Foutre ! Ce thé…
– Sans doute. (Elle se mit à trembler.) Miks… Sharl, elle a emporté Sharl, elle est venue ici et m’a pris mon bébé. Pourquoi ?
Il la serra contre lui.
– Elle ne lui fera aucun mal. Sinon elle l’aurait tué ici même, comme elle l’a fait pour le porte-parole. Dans ce cas…
– Oh, Madar, Miks…
– Elle ne lui fera pas de mal.
– Il est trop jeune, il ne peut pas vivre sans moi ; comment mangera-t-il… comment…
Une soudaine fureur l’envahit, la poussant à se débattre entre les bras de Stavver pour sortir de la caravane… Une horreur lui dévorant le sein, qui l’emplissait de haine.
Stavver la gifla ; elle haleta et s’écroula contre lui.
Il lui caressa les cheveux tandis qu’elle sanglotait, épuisant l’orage émotionnel et mouillant la poitrine de Stavver.
– Elle ne lui fera aucun mal, Lee. C’est ton fils, il s’en tirera. Maissa s’occupera de lui.
– Maissa…
Ce mot fut une lamentation étouffée contre la poitrine de Stavver.
– Je sais, murmura-t-il. Je sais, Lee. On va la rattraper – si tu te reprends.
Elle reprit un long souffle frémissant.
– Merci, Miks. Je crois qu’il faudrait que tu t’occupes des chevaux… si Maissa nous a laissé un équipage. Je… il faut que je rende Olelo à la terre.
Il hocha la tête et lissa les rides de son batik.
– De toute façon, nous pourrons toujours mettre à contribution le peuple. (Il franchit le rideau et sortit.)
– Contribution, ouais !
Elle soupira et passa la main dans ses cheveux emmêlés. Les mouches grouillaient sur le petit corps raide. Elle eut un frisson de dégoût puis reconnut là un processus naturel nécessaire. Elle ferma les yeux. Cavalier, songea-t-elle, aide-moi !
Le calme se fit en elle et elle remarqua qu’à l’extérieur le silence était bizarrement tombé. Elle enveloppa à la hâte le petit cadavre et sortit par-derrière.
Des Lamarchiens se déplaçaient silencieusement par groupes et considéraient trois Karkiskya en train d’examiner le campement de chaque famille après avoir brièvement interrogé celle-ci. Elle se mordit les lèvres et considéra le petit ballot sanglant, entre ses bras, puis reporta le regard sur les trois étrangers qui approchaient.
Stavver arriva avec deux chevaux.
– Puki les avait près de la rivière. Mais je ne crois pas que nous irons bien loin. Reste calme, Lee.
– Tu penses qu’ils cherchent les poaku ?
– Probablement. (Il indiqua de la tête le corps d’Olelo.) Je ne pense pas qu’il serait bienvenu d’enterrer quoi que ce soit actuellement.
– Comment ? (Elle était vaguement étonnée.) Oh ! (Elle posa le cadavre sur les marches puis se tint à côté de Stavver.) En tout cas, ils ne trouveront pas de poaku ici. (Elle pivota et heurta son épaule.) Maissa n’aurait pas…
– Aucune chance. Elle n’est pas stupide.
Aleytys soupira et se détendit contre lui.
– Je ne sais pas, Miks. Elle nous déteste tous deux.
– Mais elle ne laisserait pas un tel indice derrière elle, Leyta ! Il ne leur faudrait pas plus d’une heure pour qu’ils la rattrapent s’ils venaient à la soupçonner.
– Oh ! Et que penses-tu qu’il se passera quand ils auront terminé leur perquisition ?
Il haussa les épaules.
– Ils nous interrogeront, je suppose.
– Miks ?
– Quoi ?
– Toi. Même teint ainsi, tu n’as pas tellement l’air d’un Lamarchien.
Il lui sourit.
– Tout groupe somatique possède ses extrêmes. D’ailleurs, Lee, plus tu retiendras leur attention, moins ils me regarderont.
– Je peux toujours le faire, ça oui, dit-elle en contemplant le dos de ses mains.
– Ne fais pas de bêtise, Lee ! (Il recula pour observer son visage et fronça les sourcils, mal à l’aise.) C’est toi qui parleras. (Il lui caressa la joue du doigt.) Garde la tête sur les épaules. Que diras-tu s’ils t’interrogent au sujet de Maissa ?
Elle ferma les yeux. Et se mit à trembler.
– Lee…
– Non. Non… (Elle rouvrit les yeux en avalant ses larmes.) Ça ira. Je sais quoi leur dire.
– Il s’en tirera, Lee !
– Je sais. On les retrouvera. Le diadème m’aidera.
– Songe aussi à une chose : nous avons besoin de Maissa.
– Pour quitter ce monde. (Elle s’appuya contre lui en observant les trois Karkiskya qui approchaient.) Mais il y a une chose que tu dois savoir, Miks.
– Quoi encore ? fit-il d’un ton exaspéré.
– Je vais défier les Lakoe-heai. Je suis censée maudire cette ville et chasser les Karkiskya de Lamarchos.
– Hein ?
– Je ne le ferai pas, Miks. D’après ce que tu m’as dit et ce que j’ai vu, les Karkiskya ne font pas de mal sur ce monde. Qui les remplacerait ?
Il se rembrunit et la fit pivoter pour voir son visage.
– Tu t’imagines que j’ai craqué. (Elle posa les mains sur ses bras.) Pauvre Miks Stavver ! À l’aise seulement avec ce qu’il peut voir et tenir. (Elle appuya la joue contre sa poitrine après l’avoir enlacé.) D’une certaine manière, je t’envie. Je suis vraiment heureuse que tu sois avec moi, Miks.
Il lui caressa les cheveux, la nuque. Puis ses mains s’arrêtèrent.
– Lahela, quelqu’un veut te parler.
Aleytys s’écarta de lui, se frotta les yeux puis se retourna et avisa Puki qui se mordait la lèvre et dansait d’un pied sur l’autre.
– Puki ?
– Si’a gikena, Loahn m’a demandé de vous parler.
– De quoi ?
– Il n’a pas pu vous réveiller, il a empêché cette Leyilli de prendre les deux équipages ; elle n’a cédé que parce qu’elle ne voulait pas faire trop de bruit ; il l’a laissée partir car il a pensé que vous ne voudriez pas non plus faire de bruit. Il va la suivre pour voir où elle va et reviendra vous le dire dès qu’il l’aura découvert.
Aleytys sourit malgré elle devant le débit de la jeune fille.
– Tu te demandes pour quelle raison j’ai laissé cela m’arriver, n’est-ce pas ? Je ne puis te l’expliquer, Puki. (Elle leva les yeux. Les trois formes grises approchaient du campement de Peleku.) Vite ! Retourne chez ton père. Ce que tu viens de nous dire ne regarde que nous, mais tu peux quand même en parler à ton père si nécessaire. Tu comprends ?
Avec un hochement de tête effrayé, Puki fit volte-face et courut vers sa famille.
– Bien. Voilà qui explique où est passé Loahn.
Stavver éclata de rire, une espèce de bref jappement.
– Le sort fatal.
– Quoi ? (Elle pencha la tête.) Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Tes amants connaissent de tristes fins. Je me demande ce qui m’attend.
– Ne dis pas d’absurdité ! Je pensais que tu ne croyais pas aux sorts.
– Je commence.
– Non ! (Elle détourna brusquement la tête et tapa du pied sur le sol.) Tu crois que je n’ai pas assez de trucs en tête sans ça, Miks ? De toute façon, tu te trompes. Il est lié à Puki et tu le sais. Moi, ce n’était qu’un petit à-côté. Il connaît ce monde. Il sait que faire.
Stavver grommela. Elle perçut son incrédulité et lui tourna le dos avec colère.
Les personnages allongés vêtus de gris s’arrêtèrent devant eux.
– Vous êtes… ?
Aleytys redressa fièrement le dos.
– Je suis Lahela gikena et Keon me sert. (Elle utilisait la forme polie indiquant une conversation entre égaux)
– Quel est ce ballot ? Il y a du sang ici.
– Le corps d’un animal. (Elle découvrit le porte-parole pour qu’ils puissent voir la fourrure ensanglantée.)
– Pourquoi est-il mort ?
– Par la volonté des Lakoe-heai.
– Pourquoi êtes-vous venus en Karkys ?
– Par la volonté des Lakoe-heai.
– Où sont les trois autres de votre groupe ?
– Je l’ignore.
– Quand sont-ils partis ?
– Tôt dans la matinée.
– Pourquoi ?
– Par la volonté des Lakoe-heai.
– On dit qu’une gikena est une guérisseuse.
– J’ai guéri.
– Guéris donc ceci.
Il sortit de sous sa robe un barreau noir et appuya sur un bouton. La chair brûla le long du bras de Stavver. Le voleur haleta de douleur et tomba le long des marches pour se tordre dans la poussière.
Irritée, effrayée, Aleytys s’agenouilla. Sa douleur la détourna de la colère qu’elle éprouvait. Elle plongea les doigts dans l’eau noire et lui fit éclabousser la blessure noircie. Stavver hurla de douleur quand elle toucha la chair à vif.
Le Karsk irradia la surprise et même une crainte révérencielle en observant la chair détruite s’écailler et la nouvelle se répandre à sa place. Elle ôta ses mains et bondit sur ses pieds.
– Keon. Lève-toi. Rentre.
La tête baissée, les yeux détournés, le bras guéri serré contre le flanc pour dissimuler la tache de peau trop pâle, Stavver remonta les marches en titubant et disparut derrière les rideaux.
Le chef du trio karkesh se retourna vers les autres.
– Relevé quelque chose ?
Aleytys entendit les paroles étrangères. Quelque chose se déclencha brutalement en elle et parut faire exploser sa tête. Quand la douleur eut disparu, elle avait compris les paroles karkesh ; mais elle n’afficha point sa compréhension.
– Non, maistre, répondit le deuxième Karsk. La caravane est inoffensive.
Le premier se retourna vers Aleytys.
– Inutile de chercher quoi que ce soit dans ta caravane, si’a gikena. Dans une heure, mets-toi avec les autres dans la file pour le quêteur d’âmes.
Aleytys hocha rapidement la tête tandis qu’ils s’éloignaient pour reprendre leur enquête. Elle monta ensuite dans la caravane.
– Il n’oublie rien, le salopard. (Stavver lui montra sa chair blanche.) Je me demande ce que le quêteur d’âmes déduira de ceci.
– Trop de choses. Tu n’as pas de teinture ?
– Bien sûr que si. Dans la boîte vryhh, dans la caravane de Maissa.
– Damnation !
– D’accord avec toi.
– Autant confesser in petto. (Elle lui toucha légèrement le bras, pensivement.) Peut-être…
– Essaie. Je ne peux être plus mal en point.
Cela la fit éclater de rire, mais elle se calma rapidement.
– Ne dis pas ça, Miks. Ne les tente pas.
– Hah !
Elle ferma les yeux et se concentra. Changer la couleur de l’épiderme, brune, brune, brun roux, comme le reste. Elle sentit le pouvoir la traverser. Puis elle rouvrit les yeux.
– Utile d’avoir un machin comme toi près de soi. (Son bras était uniformément basané.)
– Un machin ? (Quel soulagement de pouvoir rire.)
– Personne ? (Il lui ébouriffa les cheveux.) Une jolie petite personne.